Tahrir, une place pour la mémoire, par Laura El-Tantawy

Extrait d'une conversation entre Laura El-Tantawy et Scott Anderson qui a eu lieu en décembre 2020.
Gros plan du visage d'une femme égyptienne âgée, des larmes coulant sur ses joues.

Visages d'une révolution #7: Les larmes de Safeya (Le Caire, Égypte). Photo tirée de la série « In the Shadow of the Pyramids » (2005-14). Photo prise avec un Canon EOS 400D (désormais remplacé par le Canon EOS 850D) à 250 mm, 1/500 s, f/7.1 et ISO 200. © Laura El-Tantawy

« J'ai grandi en Égypte, dans une famille très unie. Nous vivions dans un immeuble d'appartements, mes grands-parents vivaient dans le même immeuble, tout comme ma tante, donc nous étions une famille très soudée. À 18 ans, je suis partie aux États-Unis pour mes études et c'est ainsi que mon périple hors d'Égypte a commencé. Et désormais, j'ai cette identité britannique en plus car je vis en Angleterre depuis maintenant 13 ans. »

« Il est certain que je suis plus proche de mes racines égyptiennes, mais il y a toujours un petit quelque chose que je dois justifier pour moi-même, que l'on perd peut-être en partie quand on vit aussi loin pendant aussi longtemps. C'est ce que je ressens lorsque je sors dans la rue pour photographier. Souvent, des personnes me demandent d'où je viens. Commence alors cette conversation : « Je suis d'ici ». Ils répondent : « Non, vous n'êtes pas d'ici, c'est certain. Vous êtes peut-être tunisienne ou libanaise, mais vous n'êtes pas égyptienne. » Je pense que quand vous quittez un pays et que vous vivez ailleurs, votre manière d'être change. Je m'habille toujours de la façon dont on voit une robe égyptienne, lorsque je parle arabe, pour moi c'est de l'égyptien classique, mais je pense que les Égyptiens repèrent ces changements subtils. « Non, vous n'êtes pas égyptienne », affirment-ils.

La silhouette du Caire se dessinant sur le soleil couchant, qui colore le ciel d'un orange lumineux.

Coucher de soleil à travers la fenêtre de mon enfance, Le Caire, Égypte. Photo tirée de la série « In the Shadow of the Pyramids » (2005-14). Photo prise avec un Canon EOS 5D Mark II (désormais remplacé par le Canon EOS 5D Mark IV) à 28 mm, 1/30 s, f/22 et ISO 200. © Laura El-Tantawy

La place Tahrir : un tournant

« Lorsque les manifestations de la place Tahrir ont commencé en 2011, je participais à un atelier de photographie en Italie. Est-ce que je dois y aller ? Est-ce que je ne dois pas y aller ? Ma mère était totalement paniquée au téléphone : « Il y a des tireurs sur les toits. Ils tirent sur les gens. Ils visent les photographes, tu ne dois pas venir. » J'ai décidé d'y aller. J'avais vraiment peur de revenir, mais j'ai aussi senti que c'était le moment d'être sur place, pour raconter son histoire. »

« Je pense qu'avant la révolution, les Égyptiens se sentaient vraiment vaincus. Ils avaient l'impression que ce pays n'était pas le leur, qu'ils devaient se débrouiller seuls et qu'ils essayaient simplement de survivre. Après le début des manifestations de la Place Tahrir, les gens ont retrouvé leur confiance. « Nous pouvons désormais revendiquer ce pays comme étant le nôtre et cela se passe sur le place Tahrir. » Le langage corporel des gens avait complètement changé. Il y avait un sentiment d'émancipation, un sentiment de dignité et de respect que les Égyptiens ont, je pense, vécu comme quelque chose qui leur a été arraché au fil des années. »

Une tempête de sable balaye Le Caire, en Égypte, répandant une couche de poussière sur la capitale.

Photo tirée de la série « In the Shadow of the Pyramids » (2005-14). Photo prise avec un Canon EOS 30D (désormais remplacé par le Canon EOS 90D) à 28 mm, 1/250 s, f/10 et ISO 200. © Laura El-Tantawy

Un homme debout sur une statue, agitant le drapeau égyptien pendant une nuit de protestation au Caire.

Le peuple a renversé le régime (Le Caire, Égypte). Photo tirée de la série « In the Shadow of the Pyramids » (2005-14). Photo prise avec un Canon EOS 400D à 33 mm, 0,4 s, f/4.5 et ISO 800. © Laura El-Tantawy

Retrouver son identité

« L'ambiance place Tahrir était différente tous les jours. Il y avait des jours où les gens faisaient la fête. Il y avait des petits groupes de personnes autour de la place qui chantaient des chansons nationalistes, certains écrivaient sur des pancartes, d'autres discutaient simplement et apprenaient à se connaître. C'est là que l'on a vu la fraternité de tous ces gens : des agriculteurs, des travailleurs de tout le pays, des chrétiens, des personnes sans foi particulière d'aucune sorte qui parlaient tous entre eux. C'était clairement la première fois que l'on voyait cela en Égypte. Je me sentais en sécurité en tant que femme, en tant que photographe et en tant qu'Égyptienne. »

« C'était vraiment un moment magnifique. J'ai parlé de la nécessité de justifier mon égyptianité. Je ne l'ai pas ressenti à Tahrir car tout le monde là-bas essayait de retrouver son identité. J'avais l'impression que nous étions tous ensemble sur la même longueur d'onde. Je prenais des photos, mais je voulais également participer car c'était le moment des Égyptiens de ma génération. Je l'ai particulièrement ressenti le jour où [l'ancien président Hosni] Moubarak a démissionné. C'était un jour que je voulais vraiment fêter. Je voulais y participer pour mes propres souvenirs, vous savez, ne pas avoir tout à fait le sens de ce que j'exprimais dans mes photos, peut-être simplement créer des images pour mes propres archives, essayer de trouver mon identité mais aussi voir l'évolution du paysage de mon pays. Je me suis dit, là, je suis vraiment en train d'immortaliser quelque chose de grand. »

Trouver un équilibre

« C'était difficile de trouver un juste milieu entre le fait d'être là en tant que journaliste et le fait que [elle réfléchit] "je suis égyptienne, je veux vraiment prendre part ce qui se passe en ce moment". Personnellement, j'ai toujours eu l'impression qu'il y avait quelque chose en moi que je recherchais et je ne savais pas vraiment quoi. Je n'ai jamais su si je cherchais plutôt un foyer, un endroit pour vivre, ou… Je n'ai jamais vraiment su ce que c'était. Je pense que, sur la place Tahrir, il y avait un désir collectif d'appartenance. »

« À l'époque des manifestations sur la place Tahrir, il y avait un sentiment d'union générale : « La situation est mauvaise, ce gouvernement ne nous représente pas, nous devons réagir. » À présent, il y a un sentiment de polarisation. Il y a des désaccords au sein des familles, ce qui provoque des débats très houleux et une dynamique très difficile. Les gens sont vraiment, vraiment fatigués de parler de politique. »

Un cliché flou de manifestantes, agitant des drapeaux sur la place Tahrir, au Caire.

Femmes de Tahrir (Le Caire, Égypte). Photo tirée de la série « In the Shadow of the Pyramids » (2005-14). Photo prise avec un Canon EOS 5D Mark III équipé d'un objectif Canon EF 24-105mm f/4L IS USM (désormais remplacé par l'objectif Canon EF 24-105mm f/4L IS II USM) à 105 mm, 0,4 s, f/4 et ISO 1600. © Laura El-Tantawy

Les yeux tournés vers l'avenir

« Je pense que pour les personnes qui ont cru à la révolution et qui ont vraiment été brisées par ce qu'il s'est passé, la leçon à en tirer est qu'il faut continuer. Vous devez garder un état d'esprit positif, vous dire que certaines choses ont changé. Peut-être que tout n'a pas changé, mais certaines choses ont changé et sont en train de changer. En tant que photographe, je commence également à penser que les gens ont peut-être besoin d'une lueur d'espoir, en particulier pendant une année comme celle-ci, avec la COVID-19. C'est ce que je ressens à propos de la place Tahrir. À l'époque, nous croyions que c'était une chose vraiment importante pour nous en tant qu'Égyptiens et je pense qu'il serait bien d'avoir cette lueur d'espoir maintenant. Ce n'est pas du déni. Je pense que c'est juste le fait d'essayer de se raccrocher au fait que quelque chose s'est produit et peut-être que, dans cinq ou dix ans, nous aurons ce que nous voulions vraiment. Je pense que mon but, avec ce prochain livre, est simplement de garder cette histoire vivante. Je pense qu'il est vraiment important que ce moment historique continue de vivre, qu'il reste dans la mémoire et dans la conscience nationales et internationales. »


• Lisez la transcription en intégralité ici : www.lauraeltantawy.com

Scott Anderson <i>Scott Anderson est journaliste. Il collabore avec le New York Times Magazine et a couvert des conflits à travers le monde entier pendant plus de 30 ans. <br>Son reportage spécial en 2016 sur les révoltes du Printemps arabe avec le photographe Paolo Pellegrin, « Fractured Lands », a été l'article écrit par un seul auteur le plus long de l'histoire du <br>New York Times Magazine. Son dernier ouvrage en date s'intitule « The Quiet Americans: Four CIA Spies at the Dawn of the Cold War ».</i>

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